HISTOIRE DE MA VIE RACONTEE PAR MES PHOTOGRAPHIES




fiction autobiographique

version: originale: française
versions anglaise et allemande sous-titrées
format: 16mm.
son: mono optique
5 bobines
cadre: 1,33
vitesse de défilement: 24 images/ sec.
durée: 210 minutes (2772 mètres)
662 plans
Belgique
1994-2001

scénario et réalisation: Boris Lehman
image: Antoine-Marie Meert, Jean-Marc Vervoort
son: Henri Morelle, Irvic d’Olivier, Bernard Declercq, Gilles Lechantre, Jean-Michel Masquelier
montage: Daniel de Valck, Ariane Mellet
bruitage: Marie-Jeanne Wyckmans
musique: Charlemagne Palestine
mixage: Antoine Guében
costumes et effets spéciaux: Laurent d’Ursel, Yaël André
tireur à l’arc: Simon de Wrangel
régie: Muriel Gozin, Philippe Schreinemacher
assistanat à la réalisation: Anne Grèzes
stagiaires: Caroline Vandaele, Muriel Gelsteim, Amarante Abramovici

production: Dovfilm (+ la fondation Boris Lehman)
coproduction: Ministère de la communauté française de Belgique, ARTE Belgique (Carine Bratzlavsky), RTBF radio télévision belge (Carré Noir/ Christiane Philippe ), Wallonie Image Production (Christine Pireaux) et Amidon Paterson Film (Pierre- André Thiébaud), Lapsus Film (Esther Hoffenberg),

avec l’aide de la région wallonne, de Jacques Laurent (Arte Strasbourg) du festival de Locarno (Marco Müller) et du Forum des Images à Paris (Julie René), de Jackie Evrard (ciné 104 à Pantin), de Maria Tortajada et François Albéra (université de Lausanne), de Christian Merlhiot, de Jacques Dapoz, de la cinémathèque Royale de Belgique (Gabrielle Claes), de l’INSAS (Jean-Pierre Casimir), du musée juif à Bruxelles (Daniel Dratwa et Zahava Seewald)

Pellicules Fuji color négative 16mm
Laboratoires: Meuter Titra, Dejonghe, Studios Daisy Belle, l'Equipe, Dynascope, Schwarzfilm
Etalonnage: Roger Vervoenen
montage du négatif: Huguette Vanvolsem

Dans leur propre rôle: Boris Lehman, Meriam Kerkour, Carine Bratzlavsky, Maggy Collard, Patrick Leboutte, Marcel Piqueray, Lyland Doyen, Catherine Montondo, Julie Huguet, Claire Destrée, Ettel Weingarten, Mireio Moreau, Geneviève Ryelandt, Laurent d’Ursel, Hélène Papot, Yaël André, Mirèze Aerts, Renelde Liégeois, Jacques Sephia, Jean Lemoine, Patricia Lemoine, Ben, Sarah Moon, Evgen Bavcar, Nadine Wandel, Richard Kenigsman, Véronique Danneels, Corinne Czygler, Roselyne Hermal, Michel Van der Vennet, Hugo Van der Vennet, Jean-Jacques Andrien, Marie-Claude Bénard, Gérard Eber, Jan Vromann, Inbal Yalon, Elisabeth Riollet et tous les frères Lehman.

Sélectionné au Forum International du Jeune Cinéma (Festival de Berlin - février 2002)
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HISTOIRE DE MA VIE RACONTEE PAR MES PHOTOGRAPHIES

1.Sans être réellement photographe, Boris Lehman a fait et possède beaucoup de photos. La presque totalité, évaluée aujourd’hui à quelques centaines de milliers - sont enfermées dans des boîtes, dans des enveloppes, et dans des armoires, à l’abri de la lumière et de la poussière. Figées, prisonnières du temps, elles sont comme mortes, ou en attente. En attente d’être exposées, ou publiées, que quelqu’un en demande.

A 50 ans, Boris Lehman décide d’en faire un film.

Mais comment montrer tout ça? Quoi montrer?

2. D’abord fouiller, ouvrir les boîtes, regarder ce qu’il y a dedans.

Toute une vie enfermée dans une boîte?

Le passé ressurgit, on parle à des images et les images nous parlent. Les personnes oubliées ou disparues se mettent à revivre.

3. Est-ce que je dois mettre de l’ordre dans ma vie?

Je ne peux montrer que mon chaos.

4 .Hors de ma volonté, les photos m’échappent, elles s’échappent tout le temps. Elles s’envolent, comme aspirées, par la caméra peut- être, qui sait!

Je n’arrive pas à les montrer.

5. Je suis au pied du mur, et bientôt je vais perdre pied.
Je le sais bien.

6. Je vous raconte ma vie. Je vous raconte pas ma vie.

7. Cette fois, je vous raconte ma vie. Non, je ne vous raconte pas ma vie, ce sont les autres qui me racontent et moi je raconte celle des autres. Je c ‘est nous, nous sommes d’accord?

STORY OF MY LIFE TOLD BY MY PHOTOGRAPHS

1. Though not really a photographer, Boris Lehman has taken large quantities of photos. The vast majority, estimated at several hundred thousand, are stored in boxes, envelopes and cupboards, protected from light and dust. Waiting to be displayed or published, waiting for someone to ask for them. At the age of 50, Boris decided to make a film about them. But how to show all that? What to show?

2. First of all, examine them, open the boxes, see what's inside. A whole life shut up in a box? The past rushes back, we speak to the photos and they speak to us. People forgotten or deceased start to relive for us.

3. Should I put some order in my life? I can only show my chaos.

4. The photos have a will of their own, they slip through my fingers, they get away all the time. They fly off, as if sucked up, perhaps by the movie camera itself! I don't manage to show them.

5. I am up against the wall, and will soon lose my foothold. I'm only too aware of this.

6. I tell you my life story. I don't tell you my life story.

7. This time, I tell you my life story. No, I don't tell you my life story, it's others that tell mine and I tell theirs. I is we, are we agreed?

GESCHICHTE MEINES LEBENS IN FOTOGRAFIEN

1. Ohne wirklich Photograph zu sein, hat Boris Lehman viel photographiert und besitzt viele Photos. Die meisten von ihnen - fast alle, es sind schätzungsweise einige Hunderttausend - liegen in Schachteln, in Umschlägen, in Kommoden. Geschützt vor Lichteinfall und Staub. Gefangen. Erstarrt, Gefangene auf Zeit, sind sie wie tot oder als ob sie warten. Sie warten darauf, ausgestellt bzw. veröffentlicht zu werden oder dass man nach ihnen fragt. Im Alter von fünfzig Jahren hat Boris Lehman beschlossen, einen Film über diese Photos zu machen. Aber wie soll man sie zeigen? Welche Auswahl soll man treffen?

2. Zuerst einmal muss man kramen, Schachteln öffnen, nachschauen, was sich darin befindet. Ein ganzes Leben eingesperrt in einer Schachtel? Die Vergangenheit taucht wieder auf, man spricht mit den Bildern und die Bilder sprechen mit uns. Die vergessenen oder verschwundenen Menschen erwachen zu neuem Leben.

3. Muß ich in meinem Leben Ordnung schaffen? Ich kann nur mein Chaos zeigen.

4. Ohne dass ich es beeinflussen könnte, entziehen sich mir die Photos, sie entziehen sich die ganze Zeit. Sie entschwinden, als würden sie von irgendetwas angezogen, von der Kamera vielleicht, wer weiß? Es gelingt mir einfach nicht, sie zu zeigen.

5. Ich stehe mit dem Rücken zur Wand und werde bald den Boden unter den Füßen verlieren. Ich weiß es.

6. Ich erzähle Ihnen mein Leben. Ich erzähle es Ihnen nicht.

7. Dieses Mal werde ich Ihnen mein Leben erzählen. Nein, ich erzähle es Ihnen doch nicht. Es sind die anderen, die von mir erzählen, und ich erzähle das Leben der anderen. Ich bin wir, sind wir uns da einig?




HISTOIRE DE MA VIE RACONTEE PAR MES PHOTOGRAPHIES
projet de film de long métrage de Boris Lehman

Comme tous les enfants, j'ai été photographié, d'abord par mes parents, ensuite par mes amis. Un moment, j'ai moi-même commencé à faire des photos, et, sans le savoir, j'ai entamé un travail d'archivage que je ne suis pas près de terminer. Une oeuvre colossale, quand on sait que je possède plus de quatre-vingt mille négatifs, éparpillés dans tous les coins de mes lieux d'entrepôt; la plupart n'ont jamais été tirés, et donc personne ne les a jamais vus. Beaucoup n'ont été examinés que sous la forme de contacts, petites photos minuscules enfermées dans des chemises.

Avec le temps, ces documents de papier et de plastique sont devenus un trésor. Toutes ces photos ont été un journal pour moi, un carnet de notes, je ne les ai jamais faites pour exposer ni publier, juste pour dire que j'étais là, que j'avais vu untel ou unetelle, la trace ou la preuve d'une rencontre, pour ne pas oublier. Et justement, ma mémoire étant ce qu'elle est aujourd'hui que j'ai entamé la cinquantaine, les images, elles, ne m'ont pas oublié, elles ont chacune leur histoire, leur amour ou leur drame caché, elles parlent, elles me parlent, sans paroles évidemment, avec leur langage propre.

Ce dialogue est mien, intime, mais en même temps, il est celui de tous, celui que chacun de nous peut expérimenter (tout le monde possède un appareil photographique), il n'est pas celui d'un professionnel de la photographie, mais celui d'un amoureux de la vie, qui a capté au quotidien quelques détails d'une ville, d'une époque, d'une vie.

Il y a les tournages de films. On peut voir, au cours des années, que ma méthode n'a guère évolué: toujours une caméra modeste sur trépied, deux ou trois personnes autour, et souvent un parapluie, pour nous rappeler que nous sommes bien en Belgique.

Il y a les femmes aimées, ou désirées, les amis disparus, les visages dont on ne souvient plus, même du nom, des photos abîmées, déchirées, devenues indéchiffrables, les portraits qu'on a fait de soi-même, les taches et les jaunissements, les accidents survenus à la pellicule... tout un monde en somme dont seul un film pourrait rendre compte.

Ce film, je ne le conçois pas filmé au banc titre, mais plutôt comme une chasse au trésor, comme une fouille et donc comme un récit non chronologique, au gré des découvertes et des remémorations.

Pas vraiment un film sur l'art, sur les photos de Boris Lehman. Un film de rencontre et de connaissance par la photo. Itinéraire proustien de la reconstitution d'un passé où la nostalgie inévitable se mêlera à l'idée que je me suis faite du bonheur.

Boris LEHMAN / mai 1995


Fragments d’un discours photographique
Faire des photos, et faire des films, est une façon de toucher quelqu'un. Les gens sont devenus le thème majeur de mes collections. Collectionner ressemble fort à un acte de foi. C'est un acte de création, un moyen de se connaître en même temps qu'une occasion de prendre part aux passions d'autrui. Les photographies - et les films - cherchent le contact, et elles le trouvent.

Depuis quelques années, je raconte l'histoire de mes amis, ainsi que ma propre histoire. On pourrait dire que je fais un roman. Un roman avec des photos, des films, des cahiers, des dessins, des cartes postales, et encore une foule d'autres choses, que je collectionne, que j'accumule dans un vaste mais fragile musée sentimental et imaginaire.

Cette façon de faire implique le don de soi (le sacrifice?), la confrontation avec les autres (I'amour?), la remise en question permanente de son être et de son paraître.

L'amitié est devenue pour moi un langage. Grâce à l'acte photographique - et cinématographique - les amis photographies - ou filmes - deviennent pour un moment des stars. Gloire éphémère certes, mais c'est le propre de la vie.

Ainsi, depuis ce paradis perdu que nous nous entêtons à essayer de retrouver, nous cherchons a produire des images et des ombres dans les ondes de lumière et les poussières du temps, à croire en une magie qui peut accomplir des miracles brefs.


Fragmente einer Sprache der Photos
Photos zu machen und Filme zu drehen ist eine Art, jemanden zu berühren. Menschen sind zum Hauptthema meiner Sammlung geworden. Das Sammeln erinnert stark an einen Glaubensakt. Es ist eine kreative Handlung, eine Möglichkeit, sich selbst kennen zu lernen und gleichzeitig an der Leidenschaft anderer teilzuhaben. Meine Photographien - und meine Filme - suchen den Kontakt und finden ihn auch. Seit einigen Jahren erzähle ich die Geschichte meiner Freunde sowie meine eigene Geschichte. Man könnte sagen, ich arbeite an einem Roman - einem Roman, der aus Photos, Filmen, Notizbüchern, Zeichnungen, Postkarten und einer Unmenge anderer Dinge besteht, die ich sammle und zusammentrage in einem weiträumigen, aber zerbrechlichen Museum der Empfindsamkeit und der Imagination. Seitdem das Paradies verloren gegangen ist und wir es hartnäckig versuchen wieder zu finden, bemühen wir uns, Bilder und Schatten aus den Wellen des Lichts und des Staubes der Zeit hervorzubringen und an einen ewigen Zauber zu glauben, der kurze, vergängliche Wunder zu vollbringen vermag.


Fragments of a photographic discourse
Taking photos and making films are ways of touching people. People have become the main subject of my collections. Collecting is much like an act of faith. It is a creative act, a chance to discover oneself while at the same time being part of other people's passions.

My photographs - and my films - seek out contact, and they achieve it.

For several years now, I have been telling the story of my friends and of myself. You could say I'm working on a novel; a novel made up of photos, films, notebooks, drawings, postcards and countless other things that I collect and amass in a spacious yet fragile museum of feelings and imagination.

This way of working implies giving oneself (sacrifice?), facing others (love?) and tirelessly calling into question how one is and how one appears (being and seeming).

For me, friendship has become a language. By being photographed and filmed, friends can become stars for a moment: their fame is ephemeral no doubt, but such is life.

Ever since we lost Paradise and stubbornly began trying to recover it, we have sought to produce images and shadows out of the waves of light and sands of time, and to believe in a form of magic that can create brief, transitory miracles.



Ma, mon, mes, adjectif possessif,
qui est à moi, qui m’appartient.
Exemple : ma vie, ma main, ma tête, mon corps, mon opinion, ma jeunesse, mon œuvre, ma faute, mon identité, mon temps, mon honneur, mon patron, mes amis, mes frères, ma caméra, mes photos.


my, possessive adjective what is mine what belongs to me - for example my life, my hand, my head, my body, my opinion, my youth, my works, my fault, my identity, my time, my honour, my boss, my friends, my brothers, my camera, my photos


Mein, meine, meiner-Possesiv-Pronomen, was gehört mir, was gehört zu mir, zum Beispiel: mein Leben, meine Hand, mein Körper, meine Meinung, meine Jugend, mein Werk, mein Fehler, meine Identität, meine Zeit, meine Ehre, mein Chef, meine Freunde, meine Brüder, meine Kamera, meine Photos...


UN GRAND FRÈRE POUR LIO (à propos des photos de Boris Lehman)


La jeune femme avale un noyau de cerise, le vieil homme regarde par la fenêtre, la casquette et le manteau attendent l'heure de la sortie. On ne distingue pas la photo de l'image de film. C'est qu'il y a peu de cinéastes comme Boris Lehman, et encore moins de photographes comme lui.

Cinéaste au cœur du cœur du cinéma, il conjugue une certaine démarche documentariste (Magnum Begynasium Bruxellense) avec les exigences de l'expérimentation conceptuelle, plastique (Babel), il s'inscrit dans une mouvance de l'art contemporain qui va de Cocteau à Warhol et Broodthaers. A l'instar des précités, c'est un touche-à-tout de génie: il est musicien, acteur, dessinateur, écrivain, photographe... Un photographe qui ne joue pas le jeu des fantasmes, des idées fixes à la mode.

Rien de mortifère, de pétrifié, de tombal, dans ses photos, on a le sentiment d'être confronté à des moments de films arrêtés, qu'il y a une histoire avant, après, derrière l'image et qui est bien plus qu'une anecdote, quelque chose qui touche au mystère de l'âme. Ou encore, on se dit que ces instantanés, c'est une affaire de temps éternisé, il arrive qu'on pense aux tableaux de Vermeer.

D'aucuns évoqueront Doisneau à cause de l'humour et d'une certaine atmosphère quotidienne, mais Doisneau photographie à leur insu des gens qu'il ne connaît pas, qui ne font que passer. Boris Lehman, lui, ne photographie que des individus attachés à son propre univers, chaque image est la trace d'une rencontre, elle implique une conversation, une intimité, une connivence. Il pourrait se revendiquer de Diane Arbus: même approche brute, directe, sans voyeurisme, même refus de se tenir en retrait par rapport au sujet.

Avec douceur, discrétion, il rephotographie à des mois, des années de distance, tous ceux qui font partie de la famille qu'il s'est constituée; on note son côté rapsodie, harmonie, il privilégie un type de femmes, il revient sans cesse sur «ses» thèmes: les graffitis, les nourritures, les chapeaux, les sommeils... Il ne recadre pas les clichés, ne les manipule pas, reste fidèle à la prise de vue. Il y a parfois une légère mise en situation, jamais de mise en scène théâtrale, emphatique: la pile de bobines dans le fauteuil en osier, il ne les a pas placées là, elles y étaient; idem, la pomme sur la cuisinière à gaz.

Boris Lehman ou l'amour des images: «Elles me sont indispensables dans mon rapport au monde. Sans elles, je ne peux parler ni vivre. Il a une sœur, Lio, comparse de l'héroïne dans le deuxième album de la bédé Barbarella ,une gamine qui meurt si elle n'a pas toujours avec elle sa collection d'images.

Daniel FANO (Le Ligueur 28 juin 1991)








Les frères Lehman en 1949

Les mêmes en 1999

 

Quand on débarque dans une nouvelle famille, un nouveau groupe social, survient à un moment ou l’autre la présentation de l’album de famille, avec les commentaires retraçant les faits saillants, la mémoire de ce qu’il faut conserver, un peu de généalogie. Passage obligé pour mieux s’intégrer comme membre actif à l’histoire de ceux dont on est en train de faire connaissance. Quand il exhibe ses albums, Boris Lehman joue parfois ce rôle d’initiateur d’une histoire commune, celle du cinéma belge entre autres, par exemple en montrant à une jeune fille ces photos de « Delphine Seyrug, dans Jeanne Dielman, tourné dans l’immeuble d’à côté » (et il guette attentivement si « ça dit quelque chose »). Il y aura bien au fil de ces quatre heures de film des évocations précises de son passé, des nœuds de la vie familiale, de la filiation, de l’ancestralité, toutes choses capitales de son identité et qu’il ressasse à la manière d’un marcheur solitaire qui (se) pense en continu. Mais le propos n’est pas de présenter sa famille nucléaire, mais le cercle beaucoup plus large de ce qui lui est proche et avec quoi il se constitue, s’individue en ressac continu et qui est fait de ce qu’il ramasse dans ses errances, constituant son imaginaire, sa famille d’accueil sur terre, «je n’ai pas de chez moi, pas de famille, j’erre dehors». Il y a bien une évocation de naissance au début du film, l’écran noir premier et la photo du bébé qu’il était 55 ans avant le film. Ce passage d’où l’on vient, il n’en fait pas la représentation de « sa » naissance. Il interroge son origine biologique tout aussi bien en filmant l’accouchement d’une amie et allant, bien plus tard, lui montrer l’enregistrement d’un moment qui la bouleversera. Et cette émotion se transforme en représentation qui alimente l’imagerie de Lehman ressassant l’instant originel où tout commence, où se forme la première photo du monde dans le cerveau vierge. Mais avant tout, « l’histoire de sa vie » ne raconte pas la vie sociale que fixe généralement la tradition de l’album familial. Il s’agit de raconter ce qui fait vivre Boris Lehman, de décrire le principe vital qui le traverse, le souffle spirituel qui l’anime, ce qui le lie en permanence au vivant et aux autres. Ce quelque chose d’immatériel est de l’ordre du visuel, ce cordon ombilical passe par son appareil photographique. Sa pulsion de vie est pulsion photographique. Son appareil photographique avec toutes ses fonctions est inséparable de son corps, intégré à sa morphologie et à son métabolisme. Il suffit de regarder cette séquence où il confie son Nikon fétiche pour une réparation interne: c’est mis en scène et filmé avec l’angoisse de celui qui contemple en direct une intervention chirurgicale sur un de ses organes vitaux.
Mais curieusement, malgré ces éléments de passion exclusive, on n’assiste pas au portrait d’un photographe compulsif qui sacrifierait tout à son obsession. Ce n’est pas la vie d’un maniaque technicien de la photo, laprise de photo ne se substitue pas à la vie. Son but n’est pas la réalisation esthétique de photographies mais c’est, au-delà, ce qu’elles permettent de saisir et qui, probablement, dépasse le cadre photographique. Il reste proche d’une pratique somme toute assez banale, il ne cherche pas un style particulier, il veut rester au plus près de la photo pratiquée par « Monsieur et Madame tout le monde » pour garder des traces de leurs émotions, la photo ordinaire (évidemment, avec la pratique intensive qui est la sienne, il développe un sens photographique surdimensionné, un art de la photo ordinaire hors du commun). « Je fais beaucoup de photos, mais je ne suis pas photographe. » Il ne développe pas personnellement ses pellicules (nous ne sommes pas encore à l’ère de la photo numérique). La visite chez le technicien qui révèle et imprime ses clichés, et qui, à force, se transforme en complice, fait partie de sa promenade quotidienne. Tous les jours, ils ont une transaction qui a pour objet la mise en circulation, dans la démarche de Boris Lehman, de nouvelles photos. Qui s’entassent. Portraits d’amis, lieux de vie, voyages. Au cours d’un entretien avec ce révélateur humain, l’auteur tentera de deviner ce que lui inspire comme pensée ces milliers de clichés, car c’est bien lui, le premier à voir apparaître, naître, les photos prises par Boris Lehman, c’est lui qui les accouche ! Quelle place cela prend-il dans son mental, quelle image a-t-il de ce client hors du commun, voire «monstrueux»? En fait rien de particulier qui puisse s’énoncer, cela reste comme enfoui dans le secret professionnel !
Le photographe n’est qu’une étape dans les déambulations qui semblent aussi bien réglées que celles de Kant: Boris Lehman marche beaucoup, il est toujours entre quelque chose à photographier et quelque chose de photographié qu’il faut livrer quelque part (il y aura un jour à Bruxelles la « promenade Lehman », comme le parcours Ulysse à Dublin ou le circuit Pessoa à Lisbonne) ! Il tisse des liens entre tous les sujets qu’il photographie (endroits, gens, circonstances), la chambre noire et sa maison où il entrepose des quantités insensées de vues, dans des albums, dans des boîtes, un véritable archivage anarchique de sa vie et de toutes les autres vies qui l’ont croisée, humaines, animales, inanimées, spectrales. C’est ce tissage, où il s’engage corporellement dans la représentation, qui double sa démarche de cinéaste de celle d’un plasticien. Chaque élément photographié-filmé est aussi comme celui d’une installation. La maison comme entrepôt, comme réservoir gigantesque de photos dont plus personne ne peut imaginer les contenus précis, est fondamentale dans le maintien du désir photographique. Elle est une sorte d’inconscient plein d’images où il puise continuellement une prise de vue, une série de portraits qui justifient de se rendre à tel endroit pour les montrer, leur donner sens, les confronter à leur original. Une constellation à déchiffrer d’où découlent aussi toujours de nouvelles raisons d’aller prendre en photo ceci ou cela. Continuer la série, explorer un nouvel angle, compléter un reportage. Et c’est autour de ça que le photographe Boris Lehman se transforme en performer. Car les photos ont besoin d’être interprétées, expliquées, elles sont objet de savoir à condition que l’on soit capable de les lire, d’identifier les éléments qu’elles montrent. À force d’être accumulées, les photos disparaissent, elles dorment dans leurs boîtes. L’auteur a beau expliquer comment il échafaude des sortes de rangement, comment il les associe pour composer ses albums, comment ensuite, il consulte tel ou tel album, vite, pour le mouvement, pour la traîne qui peut se créer entre tel ou tel motif, rien à faire: quand un stock atteint une telle quantité d’images, elles se cachent l’une l’autre, des strates disparaissent provisoirement, d’autres resurgissent. Une certaine vie de l’inerte avec, au centre, un gigantesque point aveugle qu’engendre le trop de photos. (Point aveugle que scrute le réalisateur dans son amitié pour un photographe aveugle.) Boris Lehman est un agitateur d’images, il les maintient en vie, il les met en contact avec la vie qu’elles représentent. On le voit ainsi fouiller son stock d’images, en retirer certains lots et sa promenade le conduira auprès des personnes à qui «ces photos diront quelque chose», parce qu’elles les concernent, elles y sont impliquées, mais il faut leur rafraîchir la mémoire. Le film s’applique alors à enregistrer ces moments spéciaux où, après quelques secondes d’incrédulité ou d’aveuglement (on ne reconnaît rien sur cette photo, « ça ne nous dit rien »), on pose quelques questions, on cherche l’un ou l’autre indice et soudain ça fait « tilt », « oh ! mais si, c’est moi, là ! », ou « incroyable, c’est bien machin ! ». Boris Lehman scrute le surgissement du souvenir. La photo qui fait mouche longtemps après, qui percute à l’intérieur, vient fusionner avec son modèle. En provoquant régulièrement une certaine joie, mais non dépourvue de violence: la part d’oubli n’est pas fortuite, on a toujours besoin d’effacer des étapes antérieures de notre vie. C’est pourquoi, dans la démarche de Lehman, il y a un mélange de bon samaritain («je vous offre ce souvenir de vous, présent inestimable ») et de sadique (« vous comptiez refouler ça, et bien non, je vous le refile ») ! Il suscite ainsi une sorte de tourbillon où le partage entre sa vie et son cinéma s’estompe, certains disant même que «les gens qui voient ses films, un jour reviennent jouer dans ses films ».
Le film montre, révèle le travail qu’il convient de mener pour que photographier garde tout son sens et pose question. L’objectif semble pour Boris Lehman un questionnement sans fond et il incarne, malgré tout, celui qui s’obstine à maintenir « la photographie au milieu du village » comme possibilité de magie. Presque maladivement, en cherchant quelque chose, en se cherchant dans la scrutation des autres par le biais de ce processus cinématographique qui lui est propre, sans scénario écrit, mais qui s’écrit au fur et à mesure du tournage, avec la caméra, et qui lui permet d’apprendre au plus vif du processus narratif audiovisuel. Il y a une dimension sacrificielle dans l’espèce de dévouement à la mémoire photographique de ce qui l’entoure, de son cosmos social, intellectuel, émotionnel. Celle d’une vocation dont il est le jouisseur discret, comme plein d’abnégation. C’est bien parce qu’il y a cette dimension d’incarnation sacrificielle qu’il consacre une part importante à réaliser des images de son corps, à exposer cette enveloppe charnelle qui, dans ce projet qui le dépasse, lui reste étrangère, à découvrir, à apprendre. Et en même temps cela signifie: « ces images sont mon corps, elles sont la consistance que je vous apporte, regardez et mangez ». Comme lui-même, malade, dévore de la photographie au sens propre. La photo, ainsi, peut guérir, mais on sait aussi qu’elle peut être un poison comme dans notre société actuelle où nous bouffons trop d’images qui ne font plus sens, nous entourent d’une matrice iconographique artificielle qui défile à grande vitesse, sans ancrage dans le temps. Or, on sait depuis les débuts de la création d’images mimétiques que prendre une photo, c’est vouloir retenir un fragment de temps, en retenir un bout, quelque part. C’est à cela que joue le personnage-acteur Boris Lehman dans ce film: retenir du temps, transporter des petits morceaux de temps immobilisés, ranimer du temps mort dans les mémoires de ses sujets photographiques, faire revivre des petits bouts du passé, partout sur son parcours, pour endiguer le temps qui passe. Porteur de temps dans ses déambulations. Épaules voûtées, sourire en coin, auréole mélancolique. Tous ces moments que ces photos permettent de ressusciter et de revivre, avec ce sentiment de rajeunir, de revenir en arrière, et qu’il distribue autour de lui, le traversent comme les flèches d’un martyr. Chaque image du passé qu’il donne emporte un morceau de lui-même. L’acharnement photographique relève aussi du don 
!

Pierre Hemptinne