LEçON DE VIE




16 mm—couleur—105 minutes—Allemagne/Belgique—1995

Scénario, réalisation et production: Boris Lehman
Image: Antoine-Marie Meert
Son: Henri Morelle
Montage: Daniel De Valck
Mixage: Antoine Bonfanti
Voix: Jacques Dapoz
Interprétation: Saguenail Abramovici, Loup Abramovici, Blanche Irène Albéra, Laure Hélène Albera, Tara Beckers, Michel-Jean Bélanger, André Blavier, Antoine Bonfanti, Lola Bonfanti, Isabelle Brisset, Jacques Calonne, Raymonde Carasco, Ning Ho Chang, Henri Colpi, Marie Cordoba, Jerry David, Yvann Drion, Monique Gelders, Régina Guimaraës, Jules Imberechts, Lola Lapiower, Renelde Liégeois, Jean-Claude Maes, Arié Mandelbaum, Georges Miedzianagora, Joseph Morder, Marcel Piqueray, Valérie Pozner, Paule Pozner, Jacques Roman, Fernand Schirren, Pierre Schwarz, Nina Vig, Marie-Jeanne Voz, Micha Wald, Cécile Zervudacki

Coproduction: Dovfilm, ZDF, WIP, RTBF (Carré noir), avec l'aide de la Communauté française et la Région wallonne, I'Atelier Jeunes Cinéastes (AJC) et le Centre de l'Audiovisuel à Bruxelles.

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Synopsis

Variations poétiques et philosophiques autour du thème du Paradis perdu, ou la perte d'innocence obligée pour atteindre la connaissance. Ici, quelques dizaines d'hommes, de femmes et d'enfants, tentent de dialoguer solitairement avec la nature, I'eau, le ciel, les fleurs, les arbres, les insectes... à la recherche du silence et de l'invisible, tout ce que la ville et la société d'aujourd'hui essayent de masquer et d'étouffer.
Leurs cris, leurs messages se croisent et se répondent, comme des échos dans la montagne, ou des ondes dans l'eau, qui sont l'essence et la respiration du monde.



Voir un film de Boris Lehman c'est d'abord renouer avec le plaisir rare de retrouver quelqu'un qui regarde le monde et les êtres et qui par son regard les éclaire, les illumine. C'est retrouver une lumière intime et personnelle qui, au delà des océans de vide où se noient nos solitudes, bouscule nos masques, nos leurres, pour nous rendre à notre dimension d'humains. Lehman nous rappelle notre place dans l'univers mais l'inscrit dans un voyage qui fait trace et où ce n'est pas la destination qui importe mais les rencontres, les hasards du parcours.
Leçon de vie, son dernier film, nous parle de cela, d'un voyage sans but, sans direction. Il nous dit: «L'homme ne peut s'éveiller que s'il ne sait pas où il va, que s'il ne va nulle part.»
Éveil de l'homme, Leçon de vie rompt avec notre rassurante somnolence.
Plus qu'une leçon de philosophie, Leçon de vie est un art de vivre, un art de percevoir la vie. On y retrouve ces lignes de forces qui faisaient la beauté de Babel, cette invention d'une parole au présent et qui fait fi de la marche du progrès et de l'histoire. On y retrouve ces questions fondamentales sur notre communauté bafouée, cette déchirure avec le monde de la nature, cette angoisse fondamentale née de la communication devenue rationnelle, efficace et qui sans cesse impose entre nous et le cosmos le discours des groupes sociaux, les vérités d'état ou de société.
Mais ce qui fait l'originalité, I'étonnante puissance du film, vient de ce que Lehman propose. Derrière ces images et ces sons étouffés par la société d'aujourd'hui, Lehman part à la recherche de bruits, de cris, de chants, de messages perdus. Il nous propose de regarder l'invisible pour entendre des paroles. Il nous invite à regarder au delà des apparences du social pour vibrer de cette polyphonie de la vie qui partout nous entoure.
Le film s'ouvre sur des fourmis dans un cercle comme une planète et se termine sur ce même cercle dans lequel s'inscrit le ciel étoilé. Nous et l'univers. Entre les deux, la création, une façon de marcher, de regarder, d'écouter.
Quand on fait du cinéma, être à l'écoute c'est savoir ce qu'il faut regarder. Et Boris Lehman fait du cinema. Leçon de vie est fondamentalement un film, un film qui regarde et mobilise le regard.
Et qui dit regard invente la lumière. Lumière solaire, lumière vitale. L'image de Leçon de vie est limpide, immédiate, pleine comme un œuf. En un mot, belle. De cette beauté de la chair, sensuelle, tactile, pulsive. Comme si Lehman l'avait nettoyé de ce qui fait code, fait sens, distrait. À l'opposé de l'obscène, il joue de la mise à nu, il déshabille l'indécence de nos images et de nos sons, pour retrouver cette brutalité de la nudité.
Leçon de vie part du thème du Paradis perdu, de ce temps sans histoire, de ce savoir qui n'est pas connaissance, et cherche à retrouver cette innocence du regard. Pour ce faire, Lehman va s'inscrire dans la marche des saisons, celle d'un éternel retour au présent. Dans son film, la nature change. Automne, hiver, printemps. Sans cesse différente, elle demeure. Elle est de ce désordre des pierres et des rivières, des plantes et des vents, fragments, éclats, pulsions, inscriptions.

Logogryphe en mouvement, puzzle mobile, rébus halluciné, elle ne se livre que dans l'interaction de ce qui la compose, dans cette sarabande des éléments dont la seule logique semble être le plaisir de la danse.
Puzzle. Interaction. Musique. Tout le film de Lehman fonctionne sur ce principe du mystère, de la communication et du plaisir. Et s'articule sur une passion, celle de chercher, lire, déchiffrer. Entre interroger et découvrir. Entre personnages et images, entre petits récits et charades, des secrets se murmurent, des regards se répondent, des silences se croisent, des rêves se voilent et se dévoilent.
Travail de visionnaire, Lehman invoque les rêveurs éveillés, ceux qui transgressent notre sens de la réalité pour voir ailleurs. Illuminés des arts bruts, divagateurs des bruits devenus chants, allumés de première aux feux sidéraux des étoiles, fous littéraires maniant le verbe créateur et la bouteille à la mer, les êtres qui habitent Leçon de vie sont beaux. Étonnamment beaux dans leur déraison et leur passion. Dans leur quête absolue et leur singulière folie. Du peintre qui déchire son tableau en disant: «Je ne suis pas fou, il y a quelque chose» à cet homme qui lit la genèse en volapuk, de cette femme en rouge qui caresse son cheval à ce preneur de son qui enregistre les voix silencieuses des pierres et des fleurs, de celui qui jette son argent dans la forêt puis remplit ses poches de feuilles tombées des arbres à celle qui part à la recherche du fleuve Amour, Lehman voyage, nous fait voyager, nous met en mouvement, de ce mouvement de l'espace et de l'envol. Ces individus, il nous les montre en prise avec la nature. Avec un mystère plus grand que nous et qui pourtant est nôtre, nous appartient, totalement. Il n'y a pas de dieu chez Lehman, il y a des hommes qui sont des créateurs. Et il nous montre qu'à bien y regarder, voir, parler, marcher, partir, découvrir, tout cela est création. En nous entraînant au gré de ses rencontres avec ses amis et complices, Lehman nous ramène par le sentier buissonnier des brosseurs d'écoles vers ce paradis oublié. Mais ici il ne s'agit plus d'un lieu clos, fermé, enfermé d'utopie mais de l'acte d'une parole fondatrice.
Rien n'est plus important que rien. Chaque élément du monde vaut un autre chez Lehman. Car rien ne s'additionne, rien ne se soustrait. Nous ne sommes pas dans un monde de la quantité. L'un des personnages du film écrit: «On peut compter ses chaises et ses pommes mais personne ne s'est demandé à quoi sert d'apprendre à compter.» Leçon de vie est de l'ordre de cette question, de l'ordre de ce qui unit et divise. Et c'est pourquoi Lehman multiplie les points de vues, fractionne nos vérités, nos certitudes. Il rend une qualité à notre regard en lui donnant l'envie de communier, non de communiquer. Il fait de notre solitude une dimension fondamentale de notre désir d'être ensemble.
Il est dit dans le film: «Retrouver le chemin qui mène à soi et surmonter les terreurs de la solitude.» Voir Leçon de vie c'est faire l'expérience des premiers pas. Et ce faisant, Lehman nous fait un cadeau unique et bouleversant, il nous fait être—et naître—, l'espace d'un film.

Philippe Simon

Paradis perdu

Difficile de faire entrer dans une catégorie précise le cinéma de Boris Lehman en général et Leçon de vie en particulier. Documentaire ? Fiction ? Autofiction ? Journal intime ? Essai ? Si le mot n’avait pas été autant galvaudé, nous parlerions volontiers de « poésie » à propos de ce film, ne serait-ce que pour la manière dont le cinéaste parvient à faire surgir des images et à les associer dans un ensemble qui ne s’inscrit aucunement dans une narration classique.

Le film débute par des images de fourmis s’agitant dans tous les sens. Une voix-off s’interroge sur ce mouvement aussi désordonné que vain et le met en parallèle avec le destin des hommes, brassant du vent pour masquer le néant qui les guette.

Défilent ensuite devant la caméra de Lehman hommes, femmes et enfants. Le générique nous dit que les interprètes tiennent leurs propres « rôles », à l’image du grand ingénieur du son Antoine Bonfanti qui enregistre les voix silencieuses des pierres, des fleurs, des statues… Mais le film prend bien garde de ne jamais réduire les êtres à leur simple fonction sociale : il évite aussi bien la psychologie que toute espèce de caractérisation (nom, métier, rôle social, liens éventuels entre ceux qui se croisent…). Ils ne sont pas plus que ces insectes que filme avec insistance Lehman tout en existant pourtant énormément à l’écran, mais dans un espace-temps qui n’a rien à voir avec celui que nous appréhendons quotidiennement.

D’une certaine manière, Leçon de vie est d’abord une méditation poétique autour de la condition humaine, du temps et de l’infini. A l’image de cette mère qui interroge ses deux filles sur le passé, le présent, le futur ; le film cherche à se situer hors de ce temps chronologique et de saisir l’existence humaine dans ce qu’elle a de plus mystérieux et de plus limpide.

Tandis qu’un jeune couple nous offre une image réactualisée de l’Eden, le film ne va cesser de courir après un paradis perdu et montrer des êtres qui peignent, qui écrivent, qui lancent des bouteilles à la mer, qui jouent de la musique, qui s’apprêtent à partir pour un long voyage à travers la Russie, qui apprennent les langues ou qui se passionnent pour des tessons. Ils sont un peu à l’image des fameux « Oiseaux de passage » décris jadis par Richepin (et chantés par Brassens) :

  Mais ils sont avant tout les fils de la chimère,
Des assoiffés d’azur, des poètes, des fous.

L'or du temps

La forme fragmentaire qu’adopte Boris Lehman est celle d’un puzzle dont chacune des pièces semblent indépendantes mais finissent par offrir une vision originale de l’Homme, loin de la vaine agitation des sociétés et de leurs conventions. A l’image de ces plans magnifiques où une belle femme vêtue d’une robe rouge semble en parfaite osmose avec son cheval ; il s’agit de réinventer un rapport au monde, de partir à la conquête d’un absolu (voir le cinéaste Joseph Morder qui escalade des rochers pour découvrir, en guise de trésor, une petite couronne de galette des rois).

Encore une fois, le cinéaste n’inscrit pas les images des êtres qu’il filme dans une quelconque dramaturgie ou narration : il privilégie une écriture libre et procède par associations, par rimes et métonymies. C’est le montage qui soudain relie de manière très belle un homme qui jette une bouteille à la mer, un petit garçon qui lit le papier avec quelques vers inscrits dessus puis regarde une reproduction d’un tableau de Modigliani avant que cette œuvre devienne « vivante » le temps d’un très beau plan où Lehman filme une femme nue couchée dans un torrent.

Parfois, les images se font symboliques, notamment lorsque cet homme d’affaires jette l’argent par les fenêtres ou se débarrasse de ses billets pour remplir ses poches avec les feuilles des arbres. La forme poétique du film ne cesse de nous dire que la vraie richesse n’est pas matérielle et qu’elle procède d’un rapport réinventé au monde (attention, le film ne vire cependant jamais au prêchi-prêcha new age !).

André Breton disait qu’il cherchait « l’or du temps ». Il y a un peu de cette quête dans Leçon de vie, film achronologique (pour utiliser le jargon des sémiologues !) qui ne saisit des êtres que quelques bribes de vies,  fragments de rêves, morceaux de chimères à l’image de cette femme qui semble marcher sur un fil au-dessus du monde.

Comme dans A la recherche du lieu de ma naissance, Boris Lehman parvient à saisir l’individu au-delà des catégories qui sans arrêt le mutilent (le nom, la profession, la place sur l’échiquier social…) et lui offre, le temps d’un film, de renaître au monde et à son mystère originel…

 

Vincent Roussel

 

EXTRAIT DU FILM