HOMME PORTANT (SON FILM LE PLUS LOURD)




Porter, être porté.

J’ai toujours porté, transporté, déplacé, déménagé, entreposé, des sacs, des valises, des caisses, parfois des baignoires et des armoires, presque tout le temps, des films.

A croire que tous ces déplacements, à pied, en tram, en train, m’ont usé autant mes chaussures que mon dos, aujourd’hui plié, courbé, courbaturé.

Si on fait un rapide calcul, j’aurais fait plusieurs fois, à pied, le tour du monde - au moins 3 fois - (40.000 kilomètres de circonférence) et le nombre de kilos soulevés, je ne le connais pas.

Il y aurait plusieurs versions du film. A Bruxelles, à Hambourg, à Copenhague.

Avec des variantes. A Jérusalem, je porterais mon pied (de caméra) et je ferais le parcours du Christ (la montée au Calvaire). A Montréal, je marcherais harnaché de miroirs pour tenter de m’envoler.

Porter
un enfant, son corps, un fardeau, le monde
un sac, une valise,
sa croix.
son arme, son âge, sa peine, son poids, ses fruits
ses lunettes, son costume, ses provisions
une barbe, des cornes , une bague , de l’argent
son nom
ses resonsabilités.
sa ...
est ce que je porte chance




HOMME PORTANT
projet de film (long-métrage fiction)

L’Homme c’est moi.
Boris Lehman, cinéaste. 57 ans. Bien portant.
Pas important (ni impotent)
Portant: qui porte.
Qui porte ses (bobines de) films.
Qui les transporte, de ville en ville, pour les projeter.
cela depuis près de 40 ans.

C’est aussi une métaphore, bien entendu.
Je transporte moi-même, mon propre corps, et le monde (Atlas), les souffrances du monde (Jésus) et ça n’a pas de fin (Sisyphe).
Mon oeuvre et ma vie ont toujours été intimement liées. Mes films sont comme une extension, une excroissance de mon propre corps.
Telle était déjà le fond de mon aventure poétique de Babel (1983-1990), journal filmé, reconstitué et fictionnalisé.

Et donc, pour parodier la célèbre formule de Kundera, l’insoutenable légèreté de l’être, je dirai que tout cela pèse.
Pèse lourd sur la balance.

Films lourds à porter, dans tous les sens du terme.
Faire un film, c’est aussi accoucher.

Vision tactile, corporelle, mais aussi cosmogonique: au commencement, rien ne marchait.

Qu’est ce que je porte?
Moi-même, mon corps, mes films, mes bobines:
mon oeuvre et ma vie.
Pour mesurer, pour peser, pour vérifier (si ça tombe ou si ça vole par exemple) je porte, et je m’invente des machines, des sacs, des cartables.

Je porte mon enfant sur le ventre.

Je rencontrerais un autre piéton , qui le porterait sur son dos.

Qui porte s’attache. S’attache à ce qu’il porte mais aussi à tout ce qui pourrait l’aider à porter. D’où l’invention des machines.
Machines à porter, et aussi machines à alléger le poids.
Mais il ne s’agit pas de voiture, ce serait trop simple. Le piéton doit rester piéton, mais s’il arrive à se soulever du sol, à décoller, à léviter, à s’envoler.

Rencontre de deux hommes- machines, l’un voit l’image, elle est devant lui, il la filme, l’autre ne la voit pas, elle est dans son dos.

D’où l’idée de la vidéoportation: j’entre dans la machine de l’autre. j’entre dans son dos, comme une incrustation à la Magritte.

Ce film sera un essai sur le lourd et le léger. Sur le son et le silence. En effet, j’ai été frappé par la légèreté des films muets (Buster Keaton et tous les comiques américains de l’époque, Dziga Vertov, qui font fi de la pesanteur, magré toutes les choses encombrantes qu’ils portent, et la lourdeur des films sonores. Le poids a vraiment à voir avec le son.
Et donc l’attraction terrestre, ce qui nous retient, nous pèse, nous cloue au sol, nous amène à rêver, à désirer s’ échapper, s’envoler (avec la chute au bout du voyage) (cf. Icare).

Donc porter et être porté.

On dit aussi être déporté.

Travelling, avant, arrière: je porte. En faisant le tour complet d’un bloc de maison, en parcourant les 4 rues du carré, on peut réaliser ce que j’appellerais le mouvement perpétuel. (la concrétisation du mythe de Sisyphe, le xion cinématographique dont parle Alfred Jarry dans la Chandelle Verte) Je reviendrais au point de départ, et on pourrait mettre le film en boucle.

Vidéoportation. J’entre (moi film) dans la vidéo (lui, l’autre), j’entre (face) dans son rétroprojecteur (dos). Dans le cartable, je ne pèse plus rien, c’est le cartable qui pèse. Le contenant est devenu plus lourd que le contenu. L’image dans le cartable. Il s’en suit une double marche, de celui qui porte Boris qui porte, une mise en abyme.

(Cette rencontre a déjà eu lieu. David Legrand, créateur de la galerie du cartable)

Dans ces images, je serai plus vieux, comme déjà mort, dans l’au-delà. je ne pèserais plus, je ne porterais plus vraiment, je ne serais plus que porté, et transporté.

Cette «performance» serait filmée dans une cathédrale, à Bourges ou à Chartres par exemple, afin d’amplifier le côté mystique, et christique, de l’acte de porter.

A la fin l’image ne sera plus qu’une image ailée, flottante, comme une «émanation» évanescante, plus légère qu’une feuille. Quelque chose d’angélique. Le poids aura complètement disparu.